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Chez Toni

 

 

 

Tous les soirs à partir de dix-huit heures trente, le bar  « Chez Toni » du coin de la rue, accueille tous les hommes du village, y compris le mien. L’ambiance y est bon enfant ; chacun raconte sa journée de travail, ses soucis, ses joies ou ses projets.

Le vendredi matin vient le tour des femmes, épouses, mères, sœurs qui ne travaillent pas ce jour-là. Nous rapportons les cancans de la semaine ou les frasques de nos enfants ou de nos petits-enfants. Le samedi est plutôt réservé aux familles entières lorsqu’elles sont dans les parages. « Chez Toni » on se sent bien en n’importe quelles circonstances, que l’on recherche un peu de réconfort suite à une déception ou un partenaire au Scrabble, c’est vraiment l’endroit idéal.

On pourrait l’appeler « Le Phare du Village ». Entre le pub irlandais et le café typiquement français, le bar s’est constitué son propre style, douillet de par ses sièges recouverts de velours rouge et moins intime du côté bar avec ses écrans de PMU et ses hauts tabourets en bois.

Le patron, Georges, a racheté la licence au fameux Toni et conservé le nom du troquet, il y a environ trois ans. Homme discret, courtois et aimable, il attire la sympathie. Dès lors le bar est devenu une institution de rencontres, de paix, de conseils et de soutien pour tout en chacun. Même les plus jeunes s’y retrouvent après leurs cours de l’après-midi et on peut y voir la naissance d’une amourette, des cours de rattrapage ou encore des discussions animées sur un sujet d’actualité.

Mais voilà que depuis quelques semaines on observe de nets changements.

Une nouvelle famille s’est installée dans la commune, et pas n’importe laquelle. Celle du nouveau directeur de l’imprimerie où travaille presque chaque membre de cette petite communauté. Il a emménagé à la sortie du village dans une superbe villa avec sa femme et ses deux enfants. Il est architecte avec une maîtrise en gestion d’entreprise et sa candidature a été retenue pour diriger l’imprimerie Pérard qui compte aujourd’hui quatre-vingts employés. Le patron est décédé il y a quatre mois d’une crise cardiaque à l’âge de soixante douze ans. L’imprimerie appartient désormais à la commune qui l’a reçue en héritage. Le chef d’entreprise n’avait pas de descendance à qui léguer le travail de toute sa vie. La mairie a dû faire un appel d’offres pour trouver le bon candidat capable de gérer cette entreprise.

Monsieur Marchand, le nouveau dirigeant, se rend deux fois par jour « Chez Toni » : une fois le matin pour y boire le café avant d’aller travailler et une le soir en sortant de son bureau pour y prendre une bière et lire le journal. Les horaires sont irréguliers, il peut donc surprendre les habitués et les gêner.

Son attitude est désagréable, il regarde les gens de haut, ne parle à personne et si on engage la conversation, il répond par monosyllabes en nous regardant des pieds à la tête d’un air critique. Depuis son apparition « Chez Toni », un fluide glacial se répand dans l’atmosphère du café et nos « mâles » ne peuvent plus partager leurs soucis de boulot à l’heure de l’apéritif car le directeur pourrait les entendre.

Du coup, ils ont de moins en moins envie de se retrouver au bistrot.

Pour les femmes, ce n’est pas très différent. Madame Marchand est très effacée, très craintive. Elle a certainement peur de son mari en particulier ou de la vie en général. En tout cas c’est l’impression qu’elle nous donne. Elle vient avec nous le vendredi au café, mais ne participe pas aux conversations et nous évitons soigneusement de parler de l’imprimerie ou de tout ce qui s’y rapporte. Cela réduit considérablement les discussions et nous finissons par rester chez nous.

Chez les jeunes, les langues commencent à se délier ; il paraîtrait que la fille Marchand drague à tout va les garçons de la région. Les filles ont du mal à le supporter et les garçons se disputent les faveurs de la belle et se disputent aussi pour de bon ! Il  reste le plus jeune de la famille, Bastien qui est tout ce qu’il y a de plus normal chez un enfant de cet âge. Il n’a que huit ans et a l’air d’être heureux dans son monde.

Le bar est devenu morose au fil du temps, voir même carrément vide ! Ce qui n’est pas du goût de Georges le patron. Celui-ci nous racole dans la rue pour nous demander de revenir, mais il connaît déjà les réponses invariablement les mêmes de ses interlocuteurs :

-       « Quand tu auras réussi à faire fuir le dirlo et sa garce de fille, on reviendra ! Pas avant ! »

Les gens restent chez eux ou s’invitent en petits comités, on ne se voit presque plus.

Un matin, ce qui nous fait enfin réagir, c’est l’annonce de la mise en vente du bar « Chez Toni ». Tout le monde se presse devant la porte de la buvette, fermée en ce samedi.

Inadmissible ! Inacceptable ! Les commentaires vont bon train.

Comment a-t-on pu en arriver là, sans réagir avant ? Nous étions présents bien avant cette famille. Pourquoi nous sommes-nous laissés chasser d’une partie de notre vie par notre supérieur hiérarchique ?

Nous décidons de passer à l’action.

C’est à eux de partir, oui, mais comment ? Ce n’est pas si simple. De plus l’imprimerie ne souffre pas de ce directeur, bien au contraire, les comptes n’ont jamais été aussi positifs, nous ne souhaitons donc pas faire intervenir la Mairie.

Georges absent, nous ne pouvons pas lui demander son aide.

Une réunion est organisée le soir même chez les Ventoux qui ont une grande véranda où caser tout ce petit monde.

D’ici là chacun doit réfléchir au meilleur moyen de faire partir les Marchand et retrouver notre village comme avant. Le soir venu, nous étions une dizaine de famille chez les Ventoux à savourer des gâteaux que chacun a apportés.

Les idées intéressantes ne sont pas légions. Je suis surprise de voir que mises à part les mauvaises blagues, du genre, « on lui crève les pneus de sa voiture tous les jours » ou « on rend la vie impossible à sa femme », qu’il n’y ait pas d’idée plus subtile, comme, par exemple, faire rencontrer quelqu’un à son épouse ou lui faire parvenir une offre d’emploi de Paris, qu’il ne pourrait refuser.

Une proposition intéressante vient pourtant de Madame Lagnon, ma voisine discrète et agréable, toujours prête à rendre service :

- Et si on rachetait le bar tous ensemble ? Cela lui ôterait toute envie de venir et si cela ne le décourage pas, on peut toujours être maladroit en servant le café !

Tout le monde applaudit à cette proposition ! Pourquoi pas ? Aucun d’entre nous n’a été propriétaire de quoi que ce soit jusqu’à présent, sauf l’un ou l’autre de sa maison. Alors un bar, ce ne doit pas être si difficile à tenir. Il faut juste demander à Georges combien il en veut de son café.

Il est vingt et une heures, une heure encore acceptable pour téléphoner. Madame Ventoux, toujours prompte à réagir énergiquement, apporte l’annuaire et le téléphone. Pendant ce temps, chacun fait noter par Monsieur Lagnon, prévoyant il a apporté le calepin et le stylo, le montant de ses économies pour calculer l’apport initial que nous aurions à disposition. Certains ont plus de peine à parler chiffres, mais dans l’ensemble tout le monde est solidaire. On se connaît depuis si longtemps que les secrets sont quasi inexistants. Le total de nos fonds disponibles se monte à 60'000 euros. C’est pas mal.

Un tas de questions se posent encore ; telles que l’acquisition de la licence, qui tiendra le bar, qui fera la gestion, que va devenir Georges. A ce propos, Odette Ventoux est en train de composer son numéro sur le combiné sans fil. Au bout de trois sonneries, elle nous fait signe de faire silence et s’annonce.

De but en blanc, elle questionne Georges :

-       Tu es vraiment sûr de vendre le bar ?

-       

-       Et combien tu en demandes ?

-       

-       Ah ! Quand même ! Comment se fait…

-       

-       Quoi ! Mais tu ne vas pas lui vendre, j’espère !

-       

-       Non, attends un peu. Nous sommes plusieurs à être intéressés et nous aurions déjà les deux tiers de la somme à disposition.

-       

-       Promets-moi de ne pas lui vendre avant de nous rencontrer pour en discuter sérieusement ! D’accord ?

-       

-       Ok, alors à samedi prochain ! Salut !

Elle raccroche.

- Bon, alors le fond de commerce vaut 90'000.- euros et le loyer se monte à 1'100.- car il désire rester propriétaire des lieux. Vous ne savez pas la meilleure ?

Nous sommes tous pendus à ses lèvres.

- Monsieur Marchand lui a déjà fait une proposition de 100'000.- euros et 130'000.- pour les locaux !!! Il prendrait tout, la baraque et le café !!!

Nous restons sous le choc de la révélation quelques secondes et je dis :

- Ça c’est vraiment bizarre. Il faudrait savoir pourquoi il s’intéresse à ce bar. Ce n’est certainement pas pour y boire son café le matin ! Il ne faut pas oublier qu’à la base il est architecte. A mon avis il nous mijote un truc pas net.

Ma remarque est pertinente et chacun réfléchit à ce qu’il pourrait nous préparer.

Les Levrets se lèvent, ils doivent rentrer, les enfants sont fatigués.

Tout le monde suit le mouvement. Nous décidons de nous revoir dans la semaine pour étoffer notre offre d’achat à Georges.

Les jours s’écoulent lentement et avant d’avoir eu le temps de se réunir à nouveau, nous apprenons par Georges qu’il a tout vendu à Monsieur Marchand. Il n’aurait pas eu d’offre plus intéressante, selon ses dires, et songe à ouvrir une épicerie avec l’argent ainsi récolté. Un autre immeuble jouxtant le bar lui appartient aussi avec des locaux commerciaux inoccupés au rez-de-chaussée. Certains d’entre nous sont anéantis par la nouvelle et d’autres sont soulagés, car en y réfléchissant mieux, nous nous sommes rendus à l’évidence : la tâche serait ardue et les fonds difficiles à rassembler. Une majorité avait peur de se retrouver sans ressources au cas où un imprévu surgirait. Un changement de voiture par exemple ou un problème de chaudière ou de toiture, bref n’importe quoi aurait pu arriver et nous mettre dans une situation difficile, voire embarrassante. Imaginez qu’il faille demander des avances à l’imprimerie ou faire un emprunt dans une banque avec l’aval de l’employeur… encore l’imprimerie…

Par contre, ce qui nous a, à tous, cloué le bec , c’est d’apprendre le mois suivant à la mairie que Monsieur Marchand a l’intention d’ouvrir une cantine pour l’imprimerie avec bar et une garderie d’enfants car il a constaté un absentéisme récurrent chez les mères de famille.

Il est vrai qu’une structure de ce type était attendue depuis longtemps, mais cette nouvelle laisse un goût amer. Notre bar n’est plus là, nos rencontres se font de plus en plus rares et on ne parle plus que de météo entre nous.

Georges de son côté commence à aménager son épicerie juste à côté de son ancien café. Il y met tout son cœur. J’espère qu’il nous laissera un petit coin pour papoter comme avant de notre boulot, nos soucis…

L’épicerie s’appellera « Chez Georges », un bon signe !

 

 

 

 

 

                                                                                                                 Christie Jane (Septembre 2004)

 

 

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